Mohamed El Khatibi : "La vitalité s’invente au sud désormais"

22.09.23
Par Sandro Piscopo-Reguieg

Toute l’année 2023, le Mucem a proposé une carte blanche à l’auteur, metteur en scène et réalisateur, Mohamed El Khatibi. Entretien.

Tout au long de l’année, l’artiste Mohamed El Khatibi a apporté une dimension personnelle, vivante et humaine à la programmation du musée Mucem, en brodant des fictions à la charnière de l'intime et du documentaire. Prenant tour à tout la forme de road-movie, de performances ou de littérature, ces épopées racontent, pêle-mêle, la vie intérieure des gardiens de musée, les retours nostalgiques au pays de communautés maghrébines à bord de Renault 12, la vie secrète des vieux, entre autres surprises… Dans cet entretien, l’artiste explique sa démarche et pourquoi il envisage cette carte blanche confiée par le Mucem comme une contribution au patrimoine immatériel de la Méditerranée.

Sandro Piscopo-Reguieg : Vous êtes artiste invité au Mucem pour la saison 2023. Comment appréhendez-vous cette année ?

Mohamed El Khatibi : Pour moi qui viens du théâtre, le musée est un espace de liberté totale. Tout est possible dans un musée ! Il n’y a pas de frontières entre les disciplines et les langages, c’est un espace de libre interprétation de notre histoire. Les musées sont des lieux d’expérimentation, on ne s’y pose pas la question du genre ou du format. Il y a une vraie liberté dans les formes de représentation, les rythmes, les flux. Travailler au sein d’un musée est donc particulièrement stimulant.

S. P-R. : Que vous évoque le Mucem, plus spécifiquement ?

M. E-K. : Une forme de plaisir presque naïf car la Méditerranée c’est mon enfance. J’envisage cette carte blanche confiée par le Mucem comme une contribution au patrimoine immatériel de la Méditerranée. Travailler ici présente à mes yeux un double intérêt scientifique et sociologique, car il s’agit d’un musée centré sur les arts et traditions populaires ; mais également un musée tourné non pas vers Paris mais vers l’avenir, qui se trouve de l’autre côté de la Méditerranée. L’Afrique, c’est la jeunesse de demain. Face à notre Occident vieillissant, la vitalité s’invente au sud désormais. Que faire de cette jeunesse qui arrive ? Quel(s) mode(s) de vie inventer en commun ? De ce point de vue, la Méditerranée constitue un formidable laboratoire d’expérimentation humaine, politique et esthétique.

S. P-R. : Quel peut être le rôle d’un artiste du spectacle vivant au sein d’un musée ?

M. E-K. : L’enjeu d’un artiste contemporain, c’est de faire émerger de nouveaux récits, et de travailler à la mise en récit du patrimoine, le rendre « vivant » et actuel. C’est cette opportunité que nous offre le spectacle vivant : raconter une autre histoire de notre patrimoine et réfléchir à des façons de partager cette histoire avec le plus grand nombre. Au Mucem, je vais donc essayer de reformuler les cadres muséaux traditionnels en y injectant de l’art vivant afin de créer des expériences qui impliquent réellement les Marseillaises et les Marseillais. Ces dispositifs vont associer les habitants du territoire dès leur production même. Et ce, quel que soit le médium, car tout au long de l’année, il y aura des installations, des films, des performances... Il s’agit de cette manière de réactiver un patrimoine commun. Produire un certain nombre d’ar-chives et de témoignages de première main qui puissent alimenter le récit du Mucem et celui de la vie aux abords de la Méditerranée.


« 
Travailler ici présente à mes yeux un double intérêt scientifique et sociologique, car il s’agit d’un musée centré sur les arts et traditions populaires ; mais également un musée tourné non pas vers Paris mais vers l’avenir, qui se trouve de l’autre côté de la Méditerranée. »


S. P-R. : C’est par exemple votre projet Renault 12, autour des migrations estivales entre la France et les pays du Maghreb…

M. E-K. : Je pense effectivement à tous ces gens qui ont fréquenté la Méditerranée, ceux de la génération de nos parents, qui ont quitté le Maghreb pour venir travailler en France et qui ont passé leur temps à faire des allers et retours entre leurs deux pays. Cette génération va disparaître. Mais ces gens sont chargés d’une histoire. Pendant des années, ils ont sillonné la France en voiture ; et leurs récits de vies constituent un patrimoine immatériel de la Méditerranée. Ces vieux, nous allons partir à leur recherche, les interroger, et faire une somme de leurs histoires pour raconter une autre histoire de la Méditerranée, à travers le pare-brise d’une voiture. Ce sera une histoire de voyages, une histoire d’espoirs déçus. Une partie de l’histoire de France souvent occultée, mais constitutive de notre patrimoine national. Ce projet, c’est aussi redéfinir ce qui fait patrimoine. Je pense à Marseille, à la disparition des casses automobiles par exemple... Je les considère avec une certaine tendresse. Je crois qu’on devrait les défendre au même titre qu’une collection d’art brut ! Faire revivre une casse, c’est comme faire revivre un cimetière. Et à travers l’histoire d’une voiture, c’est l’histoire de toute une famille, une génération qui peut rejaillir... Cette collection que nous allons créer aura une valeur sentimentale très forte. Je voudrais réactiver tout cela avec le public du Mucem.


Prochainement : Le grand âge de l’amour, un spectacle avec 7 personnes âgées de 75 à 102 ans. Conception et réalisation : Mohamed El Khatibi. Scénographie : Yohanne Lamoulère. Cheffe de projet : Camille Nauffray. Renseignements et réservation sur mucem.org.

Exposition-Installation Renault 12, à découvrir dans le Hall du J4 et au fort Saint-Jean du vendredi 29 septembre 2023 au lundi 27 novembre 2023. Cette installation se découvre comme un voyage au cœur de ces récits de migrations embarqués et de tout ce qu'ils charrient d'objets, de souvenirs et d'émotions.